Jules
Après le Trench, nous allons continuer à rendre hommage à une autre icône de nos vestiaires : le Jean .
L’immense Yves Saint-Laurent ne déclarait-il pas : « Je n’ai qu’un regret, ne pas avoir inventé le Jean ». Nous ne sommes pas loin du registre de la canonisation de l’objet par le pape de la mode !
Avant sa canonisation, le Jean a traversé l’histoire, entre traditions populaires et mythes.
Dans leurs grimoires, les historiens de la mode trouvent les premières traces de l’objet au Moyen Âge, du côté de Gênes. Les hommes et les femmes qui animaient cette région de Ligurie, qui composera, des siècles plus tard, la belle Italie, y ont enraciné la tradition du filage du chanvre et du coton. On appelait futaines ces solides étoffes dont les vêtements à toute épreuve des paysans et ouvriers étaient faits.
Lectrices attentives et douées, comme moi, pour les associations d’idées cosmiques ou improbables, il ne vous aura pas échappé que « Gênes », au fur et à mesure que la musique des mots épousait son temps et les pays qu’elle visitait, a dû muter pour devenir «djeenzz » chez nos amis Anglo-saxons.
Car, en effet, nous allons retrouver nos futaines dans l’Angleterre industrieuse du XVIII e siècle, du côté de Manchester, qui devient pôle du tissage d’étoffes, pour vêtir tout un peuple de marchands, ouvriers et navigateurs.
Alors Manchester, bien avant d’enfanter les Beatles et des footballeurs durs au mal, se mit à diversifier sa production et les modes de fabrication des tissus. Ici intervient une controverse qui ne trouve pas réponse dans les grimoires. Les Anglais créèrent leur jeans dans une étoffe de coton dotée d’une armature en serge unie, qu’ils appelèrent denim. S’agirait-il d’une spoliation des tisserands de la belle ville de Nîmes ? Rien n’est moins sûr, notre fierté régionale dut-elle en souffrir. Il est en revanche établi que nos valeureux Nîmois étaient maîtres dans le tissage de laine et soie, matériau qui n’entre pas dans la fabrication du jean de Manchester. Il semblerait bien que le « denim » de nos futainiers anglais aient fait référence à la méthode de tissage empruntée à notre Languedoc. Cette fertilisation croisée des créativités étaient possible bien longtemps avant l’Internet des fouineurs aux aguets et la création des Instituts de Propriété Intellectuelle.
De toute façon, arriva ce qui arrivera de plus en plus souvent et massivement, avec cette jeune nations de pionniers qu’étaient les États-Unis du XIX e siècle. La culture intensive du coton les oblige à créer leur propre industrie de filature de jeans en denim. C’est sur ce terreau fertile, riche de toute diversité et métamorphose, pleine de risques et d’opportunités, qu’un jeune émigré venu d’Allemagne, part de New York en 1853, pour suivre le convoi des chercheurs d’or vers l’ouest. Il crée son commerce de textile à San Francisco, il s’appelle Levi Strauss.
Entrepreneur dans l’âme , pragmatique et visionnaire - c’est compatible – le garçon adapte la confection de son jean aux besoins de la peuplade infatigable des pionniers , c’est-à-dire tout le monde à l’ouest du Rio Grande.
Le premier lot de denim qui sert à la confection des pantalons, porte le numéro …. 501. Tiens tiens !
Naissance d’un mythe : fil de chaîne teinté à l’indigo, fil de trame écru, l’aspect bleu chiné s’impose ; 2 poches devant plus la petite poche gousset, une poche plaquée derrière, des rivets pour solidifier les angles de friction, une surpiqûre orange et l’étiquette de cuir cousue au dos… plus qu’une marque, une balise intemporelle.
Notre Levi Strauss, visionnaire et avisé – c’est tout autant compatible – s’empressa de déposer marques et brevets, lui assurant monopole et fortune. En 1890, une fois tombé dans le domaine public, savoir-faire et brevets firent la joie des Wrangler, Lee, Carthart et bien d’autres qui piaffaient d’impatience pour exploiter l’inépuisable filon avant que les grandes machineries du sport wear et du prêt-à-porter… emboîtent à leur tour le pas.
Vous connaissez la suite de l’histoire. Elle ressemble étonnamment à l’épopée romanesque de notre trench-coat. Destiné à l’origine à se coltiner aux épreuves, Hollywood s’empara du mythe pour le faire entrer dans l’interminable Hall of Fame où il côtoiera James Dean et Marilyn au même titre que le charpentier et le maçon inconnus qui le portaient tous les jours de labeur pour construire les bâtiments du nouveau monde. Au fil du temps, et selon toute théorie darwinienne de l’évolution des espèces, Zazous, Kéké, canailles, aristos, starlettes, cowboys, motards, fermiers, bimbos, fashionistas, rappeurs, Chinois, Africains, latinos, bobos… liste non limitative des tribus, dont certaines ne se parlerons jamais mais qui pourtant trouvent un lien invisible au travers de ce vêtement unique qui transcende tout clivage et toute différence . Merci Levi Strauss, ça, c’est fort !
C.H