La Sérendipité
Du dernier Printemps à celui qui vient, le ciel promet toujours d’être bleu mais il pèse encore « comme un couvercle, sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis ». Comme ce Spleen de Baudelaire, notre quotidien reste lourd. Pour le dire plus simplement : on commence à en avoir un peu marre !
Pourtant, des étincelles crépitent ça et là, comme si de bons génies incapables de rester bras ballants, possédaient la martingale qui va transformer la réalité.
Cette martingale se nomme SÉRENDIPITÉ. Je vous en ai tant parlé, je vais cependant encore y revenir, tant elle s’impose en catimini comme l’alliée inespérée qui peut déjouer la fatalité.
Des académiciens ont tenté de la mettre en formule : « l’art de découvrir ou d’inventer en prêtant attention à ce qui surprend et en imaginant une interprétation pertinente ». Voilà une tentative bien pesante, pour expliquer l’indescriptible et volatile réaction en chaîne qui nait d’un hasard ou d’une contrainte pour ricocher sur une découverte inespérée.
Au risque de me répéter, la Tarte Tatin s’est installée dans l’imagerie de ma marque comme un symbole fondateur. Ratage culinaire annoncé, tant les codes habituels de cuisson d’une tarte aux pommes avaient été bafoués, ou simplement ignorés par étourderie, ce fiasco inévitable fut … évité, grâce à la dextérité de dernière minute d’une des sœurs Tatin qui eut la présence d’esprit de rouvrir le four pour recouvrir de pâte les pommes qui caramélisaient déjà - « à l’arrache » dirait-on de nos jours.
Vous connaissez la suite, un dessert imprévu, sans dessus dessous, mais délicieux, venait de rejoindre le Hall of Fame des métamorphoses inespérées.
Laissons les académiciens à leur définition, allons plutôt rechercher les origines du phénomène, car il s’agit bien d’un phénomène, comme dans X-Men Origins où l’on se perd un peu dans tous les hasards successifs qui ont engendré le Wolverine poilu et griffu !
Il était une fois … ainsi commence les plus beaux contes. Celui-ci est persan, daté du XVIe siècle. Il a pour titre « Voyages et aventures des trois Princes de Serendip ».
Envoyés par leur roi de père découvrir le monde, il leur a fallu composer avec toutes sortes d’événements accidentels qui se présentaient à eux. Tenez, par exemple, un des jeunes princes croit déduire un beau matin qu’un chameau borgne les avait précédés sur la piste. Excréments ? de chameau, facile ! mais borgne, pourquoi ? Notre Rouletabille princier observe que l’herbe n’a été broutée que sur la gauche du chemin, laissant une belle herbe intacte sur la droite. Plus loin, les trois compères retrouvent le chamelier en lui faisant part des résultats de leurs investigations. Celui-ci fou de rage pense immédiatement qu’il vient de tomber sur les voleurs de son chameau perdu parce que borgne. Il est question de pendaison, en ce temps là on ne plaisantait pas en Orient Extrême avec le vol de chameau ! Jusqu’au moment précis où la brave bête refit son apparition en redescendant cahin-caha de la colline. Soulagement général, le chamelier reconstitue son cheptel, son outil de labeur, et les princes de Serendip échappent au châtiment tout en ayant expérimenté à leur profit tout le vaste champ que seules curiosité, intelligence instantanée, capacité de déduction, intuition et jugeote permettent d’explorer. C’est bel et bien ça la sérendipité, une suite cohérente d’effets en cascade née d’une incohérence, appelée aussi, selon le cas, coup de bol, innovation, découverte, percée technologique.
Vous pensez alors peut-être comme moi à ce mystérieux ARN-messager qui révolutionne la vaccination et qui devrait nous aider à retrouver nos vies de lézards en terrasses ensoleillées, raisons de croire en l’avenir, se reconstruire, s’embrasser, entreprendre comme aux plus beaux jours d’avant … Eh bien ! S’il est une découverte qui mérite l’hommage des trois princes de Serendip, c’est bien cet ARN-messager. Il fut découvert vers 1960 par l’immense professeur François Jacob de l’Institut Pasteur. Parti pour les USA afin d’affiner et valider sa découverte - les grandeurs et servitudes de la recherche dans notre beau pays remontent à loin – il se lia d’amitié avec son collègue Sydney Brenner. C’est ainsi qu’il rapporte dans ses mémoires, son moment de sérendipité sur la plage de Pasadena :
« Rien à faire, nous n’y arrivions pas. Nous avions beau répéter l’expérience, la modifier, changer un détail ici ou là , nous ne pouvions parvenir à isoler ce fameux ARN-messager. Nous étions là affalés sur le sable. Échoués au soleil comme des baleines qui ont raté la passe. Je me sentais la tête vide. Le front ridé, ses gros sourcils froncés, l’air mauvais, Sydney regardait l’horizon sans un mot » … passe un long moment d’hébétude jusqu’à ce que soudain : « Sydney bondit comme un diable et hurle : Le magnésium ! C’est l’magnésium ! » … Eurêka, c’était bel et bien le dosage en magnésium, sous-estimé, négligé peut-être, qui transforma en un éclair une découverte inaboutie en percée conceptuelle majeure.
Merci aux jeunes princes de Serendip d’avoir permis que l’ARN soit le messager de tant d’espoir, que les tartes soient Tatin et qu’Estevao retrouve notre bleu (pour retrouver l’histoire de Jules c’est par ici).
« Les gens qui veulent fortement une chose sont presque toujours bien servis par le hasard »
- Honoré de Balzac
C.H