Marie Rucki - celle qui m'a tout appris.
Aujourd’hui, c’est avec beaucoup d’émotion et une admiration sans limites que je vous présente Madame Marie Rucki, Directrice du Studio Berçot qui m’a façonnée styliste, il y a dix ans, déjà. Je ne dis pas « formée » mais bien « façonnée » - on naît plus ou moins styliste, c’est génétique, mais en faire une vocation c’est une autre affaire, cela nécessite polissage, façonnage, technique artisanale mais aussi, par dessus tout, ouverture de tous les chakras de l’inspiration et de la créativité.
Le Studio Berçot est cette ruche méconnue du grand public, pas vraiment une école, encore moins une académie, mais un environnement qui titille la curiosité et invite au foisonnement créatif.
- pas d’examen, pas de contrôle continu, pas de notes, pas de badge, des profs pas profs dans leur tête, mais des passeurs et des mentors l’oeil aux aguets. Les élèves ne se cachent pas leurs copies jalousement, au contraire, ils se les échangent de façon jubilatoire, tout l’inverse des écoles qui ont remplacé l’émulation par la compétition stérile qui rend dingue ou méchant selon le cas. Pour le milieu du stylisme en revanche, le Studio Berçot est un lieu de référence internationale pour tout créateur de mode, y compris pour les asiatiques. Madame Rucki en est, juridiquement, la Directrice et la propriétaire, mais ce n’est qu’une contingence, sa vraie fonction est Pygmalion. Elle a façonné tant de talents, la liste est longue. Sont arrivés dans la lumière après leurs années Berçot, les Isabel Marant, Lolita Lempicka, Bruno Sialelli, Natacha Ramsay, Vanessa Seward, Vincent Darré, Veronique Leroy ... et tant d’autres, dont ma copine Marie-Victoire de Bascher que je vous présenterai très bientôt. Marie Rucki va sûrement esquisser une moue ironique si elle lit que je lui donne du «Madame » mais c’est plus fort que moi, j’ai tellement de respect et d’admiration pour cette jeunesse de 84 ans totalement réfractaire au conformisme, à la pensée unique main stream, avec son œil qui frise au moindre signe qu’une tendance nouvelle frissonne au coin de la rue, annonçant un style nouveau, pas une mode mais un style, c’est-à-dire une trace, nuance, nous y reviendrons. Et puis notre conversation se déroula, hors norme et hors du temps, en fumant chacune une cigarette dans son bureau capharnaüm pas légaliste pour un sou. Wonder Agathe qui m’accompagnait n’en croyait pas ses yeux rieurs ! Madame Rucki eut la courtoisie de lui demander si la fumée ne la dérangeait pas ? Réponse d’Agathe « non bien sûr ... si je ne reçois pas la fumée dans le visage ... ». J’étais au théâtre, je crois bien que Madame Rucki, qui a connu les années Bus Paladium et Palace de tous les excès, a esquissé un petit sourire complice face à tant d’hygiène de vie et de conviction. Toutefois, ne change pas Agathe ! Coïncidence, mais je ne crois pas aux coïncidences, un des plus beaux sujets du Bac philo de cette même semaine trottait dans ma tête pendant ma conversation enchanteresse avec Madame Rucki : « Est-il possible d’échapper au temps ? » Oui c’est possible ! Un instant de raison, ou de déraison, c’est possible.
Ne pas accepter la fatalité est une façon d’échapper au temps, je l’ai expérimenté moi-même avec mes propres recettes ...
Mais aussi, ne serait-ce qu’une minute par jour, si elle est saturée de passion, d’élans, de rires, de partage, d’anticonformisme ... on échappe au temps. Et des minutes comme celles-là, Madame Rucki les collectionne par millions (par milliards peut-être ?) depuis 84 ans, sans la moindre nostalgie ! Vous savez, ce handicap de la pensée qui fait dire à beaucoup : « c’était tellement mieux avant ... ». Non ! Vraiment pas mieux, seulement différent et si souvent pire ... Madame Rucki se fiche de ces marqueurs ou lignes de démarcation artificielles - avant / après, rive droite / rive gauche, couture / prêt-à-porter ... - tant de cases ou cloisons inventées par ceux qui, finalement, craignent la liberté, les passerelles et le cosmopolitisme.
Elle a tellement connu de carrefours et de confluents, depuis ce jour de 1971 où elle a succédé à Suzanne Berçot, la fondatrice du Studio en 1954. Elles étaient toutes les deux illustratrices de formation, par goût, et visionnaires surtout. Madame Berçot venait d’une ère où la pub s’appelait « la réclame » (Bébé Cadum, Cachou Lajaunie, Y’a bon Banania, et Pschitt qui n’avait pas été évincé par Coca Cola...), Le Jardin des Modes était le magazine de référence incontournable, avant de s’évaporer dans le temps et l’espace au profit des Vogue, Elle ou Grazia, et où le trait, les techniques de coupe, l’artisanat n’avaient pas été préemptés par la 3D, le marketing, les réseaux sociaux et les surpuissants LVMH ou Kering... mais ce n’était pas mieux « avant ». Le talent visionnaire de Madame Rucki est d’avoir compris cette évolution en prenant le train du prêt-à-porter en marche, avec sa curiosité et son sens inné de l’anticipation. Alors elle va à son tour façonner le Studio à l’image du temps qui vient et à son image, c’est pareil. Elle confesse des liens (ou une inspiration) avec le prestigieux Central Saint Martins (College of Art & Design) de Londres, incubateur à la fois excentrique et très structuré des créateurs du « swinging London ». Là-bas on n’enseigne pas la mode, mais on donne les clefs d’un concept global où le design, le graphisme, la scénographie (...) bref, la créativité, sont des voies qui mènent à la transformation de nos représentations habituelles. Les Alexander McQueen, Phoebe Philo, Stella McCartney, mais aussi Damian Hirst ou Gilbert & George y ont été initiés.
Je crois bien aussi que, secrètement, Madame Rucki aime bien ces Anglais fantasques - je me souviens que je voyais en elle un peu de Vivienne Westwood -.
Elle nous fournit du reste un indice pendant notre conversation. Le « ridicule » est selon elle, la clef de cette différence culturelle essentielle. Au delà de la Manche, on assume le ridicule et l’excentricité sans complexe, ici « le ridicule tue », dit-on, on préfère le quant-à-soi que certains nomment élégance. Mais l’élégance ne se juge pas à une tenue, c’est une attitude, ici comme ailleurs.
Forte de ses convictions, Madame Rucki a organisé le Studio ainsi : en 2 ans + une année optionnelle (pour enchaîner des stages spécifiques) on abordera la création de mode, les études des tendances, des volumes et proportions, des coloris et matières. Mais aussi le dessin, les croquis de nus, le dessin de mode, le dessin technique, l'illustration et la sérigraphie, Avec tout cela, un soupçon essentiel de culture générale, d'histoire de l’art, du costume, des visites de musées, d'expo et le visionnage de nombreux films. Enfin, des travaux pratiques incontournables : coupe et modelage, couture et moulage, coupe à plat et patrons, réalisation de prototypes ...
L’interdépendance entre technique et créativité est le fil rouge de ces années fertiles. La créativité débridée sans support technique ne serait qu’un caprice sans lendemain et la technique qui n’alimenterait pas la créativité ne serait qu’un procédé bien sec. Les deux sont en symbiose, comme la poule et l’œuf. Et puis, chaque année, le défilé Berçot est le climax de la saison. Les élèves font assaut d’inventivité. L’événement n’échappe pas aux faiseurs de pluie et aux grandes maisons qui viennent y faire leur « cherry picking » de jeunes talents. Les Jean-Paul Gaultier ou Christian Lacroix y passent souvent, presque incognito, toutes antennes sorties. À l'approche des défilés, on sentait l’énergie palpable. J’ai adoré le Studio Berçot, il n’y a pas un geste ou une action de mon quotidien avec Mister K qui ne vienne pas en trace direct de mes années passées dans cette ruche du 9ème de la rue des Petites Écuries. Et la trace la plus significative, le savoir-faire décisif, que je dois à Berçot, c’est ce besoin intransigeant de créer nous-mêmes à Mister K nos patrons et prototypes, en étroite collaboration avec Jean-Michel que je vous ai déjà présenté. Il n’est pas question de céder à la facilité de copier ou même simplement réinterpréter des modèles concurrents à succès. La fin ne justifiera jamais les moyens, c’est une question d’éthique et de fierté. Nous avons failli nous séparer après ce moment magique, sur une note un peu mélancolique. Madame Rucki est naturellement attentive à la transmission de son legs. La question financière se pose pour rester à l’avant-garde. Madame Rucki regarde la question de façon lucide mais peut-être lui manque-t-il une chose, une seule, les codes d’accès de la nouvelle économie - crowdfunding, business angels non prédateurs, tam-tam des réseaux sociaux, influenceuses - Agathe et moi promettons de faire bouger les lignes avec nos petits moyens, mais confiantes, car nous commençons à bien posséder les clés de l’économie circulaire. Moi, je ressens comme une obligation morale d’entretenir la flamme.
« Enseigner, ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer un feu » proclamait Montaigne.
Merci Madame.
C.H